Only Lovers Left Alive

La révélation eut lieu en 1995 avec Dead Man, ce film aux allures de rite initiatique hanté par les distorsions de Neil Young. Même s'il avoue ne pas avoir de héros, on retrouve le portrait de cet artiste légendaire en bas à droite du "wall of fame" d'Adam. Pas très loin de celui de Christopher Marlowe, dramaturge maudit du XVIe siècle. Ils étaient amis, le sont toujours dans le film. Adam (interprété par Tom Hiddleston aux faux airs de Jared Leto) est un vampire et jouit d'immortalité. Jarmusch a choisi de le filmer à Détroit devenue en partie fantôme. La division internationale du travail, la désindustrialisation, la crise financière, sociale ont eu raison de cette ancienne ville phare de l'économie étatsunienne. Jarmusch a voulu filmer à sa façon le déclin de la civilisation occidentale. Les vampires qui ont connu des siècles de guerres et d'épidémies semblent plus que dépourvus dans notre société. A travers des détails, il fait résonner les problèmes de gestion de l'énergie, de pollution de l'eau, de santé publique. Il est de plus en plus difficile pour eux de trouver du sang pur et frais. Leur pénurie fait écho à celle de notre monde. Adam se réfugie dans la musique et c'est là que Jim Jarmusch, comme toujours, célèbre l'Art. Oui avec un grand A. Celui d'une époque où Adam était le shadow writer de Schubert ("mais je ne le lui ai pas laissé l'adagio") mais aussi celui plus contemporain de ses nuits à créer des sonorités lourdes de percussions et d'atmosphères à l'accordage étrange. C'est la musique de Sqürl que l'on découvre. Jim Jarmusch a rebaptisé son groupe Bad Rabbit pour signer la bande originale de ce nouveau chef d’œuvre. Adam vit dans une caverne d'instruments vintage, le graal de tout guitariste qui se respecte, qu'il a vu dans les mains des plus grands : la Gretsch d'Eddie Cochran. Son fournisseur s'étonne de l'entendre vanter les performances live d'un artiste mort en 1960. "You Tube". Les vampires ne manquent pas d'humour. Douée d'une mémoire encyclopédique, Eve, sa femme, sa muse, peut reconnaître une Gibson 1905 au toucher. Quel bel hommage de sacraliser à ce point l'instrument de musique, dernière raison d'être de vampire dans un monde de zombies, comme il appelle les humains. Eve est plus douce, moins torturée. Elle est plus moderne également, a un Iphone et "adore Jack White". Tilda Swinton, actrice exceptionnelle, joue ce rôle à merveille. Elle quitte Tanger pour le rejoindre. Jarmusch réussit aussi à ne pas se contenter d'un film contemplatif et rebondit sur l'arrivée d'Ava, sœur borderline d'Eve. L'élément perturbateur. Ava veut vivre avec son temps ("I was born at night but not last night") mais est-ce possible ? Adam n'aime pas sa belle-sœur qu'il juge incontrôlable : "tu veux encore parler de ce qui est arrivé à Paris ? Mais c'était il y a 87 ans...". Le vampire peut être rancunier. Et vu les événements, il n'a pas forcément tort. Revenons sur un superbe tableau de leur nuit décisive. Les White Hills jouent dans un bar désaffecté de Détroit. Adam et Eve sont assis. Lunettes noires vissées, ils ont une classe folle. La fiole d'Ava circule. Elle a réussi à la remplir de la réserve personnelle d'Adam. "I need fresh blood" aurait pu chanter Mark Oliver Everett à ce moment là.  Et que dire d'une des dernières scènes finales du film. Yasmine Hamdan aimante l'assistance d'un bar de Tanger. Cette chanteuse libanaise est l'expression même de l'émancipation de la femme du Proche et Moyen Orient grâce à la musique, celle qui libère. Au delà de son rôle dans le film de Jarmusch, elle composa l'an passé la musique d'une pièce d'un auteur syrien jouée à la Comédie Française. Adam est ému. La musique est universelle et peut nous toucher au détour de n'importe quelle ruelle. Mais attention à ne pas galvauder ce talent. Pour lui, Yasmine en a trop pour être connu. Un énième plaidoyer pour l'underground cher à Jim Jarmusch. Et même après toutes ces fortes émotions, le réalisateur et scénariste nous a même offert un dénouement réussi. Le naturel revient au galop.