What If They Went To Moscow ?

Au moment du choix de l'abonnement au Théâtre Les Quinconces-L'Espal, on s'est laissé tenter par un spectacle de 3h30, déconseillé au moins de 16 ans, en portugais surtitré, avec un titre anglais et qui est une adaptation de Tchekhov. Résolution pour le siècle à venir : il faut toujours suivre ses intuitions. Décidément, Tchekhov inspire cette nouvelle saison. Comme La Mouette d'Ostermeier en début d'année, What If They Went To Moscow ? est une réussite totale. Christiane Jatahy est une artiste globale. La metteuse en scène brésilienne est aussi vidéaste. Pour A falta que nos move (à voir ici), elle avait fait tourner des caméras fixes pendant treize heures pour filmer cinq acteurs de la génération qui a connu, enfant, la dictature au Brésil. La performance pouvait être vécue dans sa durée avant d'être éditée pour le cinéma. “The result brings together the spontaneity of Vintenberg’s “The Celebration” and the creative intimacy from John Cassavetes” titrait-on pour son premier film expérimental qui est resté à l'affiche plus de dix semaines au Brésil en 2011. On retrouve exactement cet ADN dans le travail au théâtre de Christiane Jatahy. What If They Went To Moscow ? est une adaptation de Tchekhov comme, son nouveau travail, A Floresta que Anda en est une de Macbeth. Pour la première en 2014, au 104, elle incorporait des entretiens de migrants sur l'utopie et les regrets. Pour la seconde, avec le 104 également en octobre dernier, elle nous montre une série d'entretiens filmés d'hommes et femmes dont les vies ont été personnellement bouleversées par le système politique et social du Brésil (immigration forcée, corruption, violences policières). Dont Igor, étudiant en géographie, qui a passé sept mois à Bangu, geôle de haute sécurité après son arrestation lors des manifestations de 2013. Julia Bernat, primée au Brésil pour son rôle d'Irina, participe aussi à cette nouvelle création participative et troublant les perceptions (ici). Il ne faudra pas rater le chemin vers cette forêt quand le temps le proposera près de nous car nous connaissons désormais le savoir-faire de Christiane Jatahy qui touche au génie entre cinéma, théâtre et art contemporain comme on l'aime. 


En arrivant au théâtre pour What if They Went To Moscow ?, on nous demande de choisir une gommette rouge ou une gommette jaune. Les premiers rejoignent la grande salle et les seconds le petit théâtre pour une projection plus intimiste. De part et d'autre d'un entracte agrémenté de sangria et tapas brésiliens, nous passons donc d'un lieu à l'autre. Une chose ne change pas. Irina fête ses 20 ans, entourée de ses sœurs Maria et Olga ainsi que leur frère Andreï. Dans le texte de Tchekhov, celui-ci est l'artiste violoniste. Christiane Jatahy le préfère batteur, guitariste. Les Prozorov fêtent en musique l'anniversaire d'Irina. George Michael (Freedom) puis The Cure (Boys Don't Cry), Morrissey (Satellite of Love), Françoise Hardy, Dalida, Kylie Minogue ou encore System of a Down (F*** The System enchaîné à Chic 'N' Stu). L'ami d'enfance de Maria fait partie des invités. Le vendredi 21 janvier, à la fin de cette expérience, tout spectateur doit se dire quelque chose comme "j'ai bien fait de choisir la gommette jaune" ou "j'ai bien fait de choisir la gommette rouge". Quelque soit le choix initial, on découvre progressivement des dimensions de l'histoire et ses personnages. Comme dans un film de Xavier Dolan, la tableau vire rapidement à la crise et la famille cache ou expose plus d'une faille. Il faut saluer la performance absolument exceptionnelle des actrices, Julia Bernat, Isabel Teixeira et Stella Rabello. L'incarnation est totale, borderline, enivrante. Un vrai don de soi parfaitement incarné. Le recours régulier au français crée aussi une proximité qui permet de doser la tragédie de l'ensemble. Dans ce contexte, What If They Went To Moscow ? nous fait comprendre les différences et complémentarités entre le 4e art et le 7e art. Le filtre de l'écran durcit le ton là où la scène permet la complicité. Christiane Jatahy ouvre les frontières. C'est passionnant de réaliser comment les plans que nous avons vus sur écran sont produits en live et de comprendre ce que le cinéma apporte à la mise en scène, insistant sur des angles chargés d'émotion. C'est une création qui peut évoluer au fil de l'actualité. Irina rappelle la mort, la veille dans un accident d'avion, d'un juge brésilien anti-corruption de l'affaire Petrobras, firme qui est aussi le mécène de la compagnie de Christiane Jatahy. C'est surtout une création qui grandit en nous. A-t-on réussi sa vie ? Peut-on changer ? Nous avons vécu deux fois cette histoire. Il faudrait bien vivre plusieurs vies pour répondre à ces questions.

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